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À 10 h 14 le lendemain matin, soit une quinzaine d’heures après la tuerie, plusieurs hélicoptères gravitaient comme des étoiles noires au-dessus de la villa des Meyer lorsque le sergent Jack Terrio, du LAPD, slaloma entre le fouillis de voitures pie, véhicules banalisés, fourgons de la SID[1] et de l’institut médico-légal. Il téléphona à son coéquipier de la cellule spéciale, Louis Deets, tout en marchant vers la maison. Deets était sur place depuis une heure.
— Je suis là.
— Retrouve-moi à l’entrée. Il faut que tu voies ça.
— Attends un peu. Des nouvelles du témoin ?
Il existait une probabilité infime pour que leur témoin – une jeune femme de type européen, retrouvée en vie par les premiers secours et identifiée comme la nounou des enfants Meyer – survive à ses blessures.
— Pas fameux, répondit Deets. Ils l’ont emmenée à l’hosto, mais elle est à deux doigts d’y passer. Elle s’en est pris une en pleine poire, Jack. Et une autre dans le thorax.
— Essaie de rester positif. On aurait besoin d’un peu de chance.
— C’est peut-être le cas. Viens voir.
Terrio referma sèchement son portable, exaspéré par Deets autant que par cette enquête qui démarrait franchement mal. Une bande de braqueurs s’attaquait à des maisons de riches à West L. A. et dans les collines d’Encino depuis trois mois, et il s’agissait vraisemblablement ici de leur septième opération. Toutes les autres avaient aussi eu lieu entre l’heure du dîner et onze heures du soir. Deux de ces maisons étaient vides de leurs occupants au moment des faits, au contraire des cinq autres. Dans celle des Meyer, on avait retrouvé un tas de douilles de 9 mm et des cadavres, mais rien d’autre – pas d’empreintes, pas d’ADN, pas d’images vidéo, pas de témoins. À part cette fille en train de mourir.
Terrio s’arrêta pour attendre Deets près du paravent en plastique installé devant la porte d’entrée pour cacher celle-ci aux yeux fureteurs des caméras. Sur le trottoir d’en face, il reconnut deux bureaucrates du siège central autour d’une femme qui avait tout de l’agent fédéral. Les bureaucrates surprirent son regard et se détournèrent.
« Et merde, pensa Terrio. Qu’est-ce que c’est que ça, encore ? »
La femme mesurait environ un mètre soixante-cinq et était bâtie comme une adepte de la musculation, ce qui était le cas de beaucoup de feds pressés d’évoluer dans la chaîne alimentaire menant à Washington. Un blazer bleu marine sur un jean dégriffé. D’énormes lunettes noires. Une petite bouche en fente qui n’avait pas dû sourire depuis un mois.
Deets le rejoignit par-derrière.
— Faut que tu voies ça.
Terrio lui indiqua la femme du menton.
— C’est qui ?
Deets la regarda en plissant les yeux, puis secoua la tête.
— J’ai passé un moment là-dedans. C’est un sacré merdier, mec, il faut que tu voies ça. Viens, mets tes chaussons.
On leur demandait d’enfiler des surchaussons en papier pour ne pas contaminer les scènes de crime.
Deets ayant disparu derrière le paravent sans l’attendre, Terrio se hâta de le rattraper tout en se blindant mentalement contre ce qu’il allait découvrir. Même après dix-huit ans de maison et des centaines d’affaires de meurtre, la vue du sang et de la chair humaine mutilée continuait de lui donner mal au cœur. Gêné par ce qu’il considérait comme un manque de professionnalisme, Terrio garda les yeux rivés sur le dos de Deets tout le temps qu’il le suivit parmi la cohorte de techniciens et d’inspecteurs de la Criminelle de West L. A. qui avaient investi la villa. Il ne tenait à voir ni le sang, ni le reste, tant que ce ne serait pas absolument nécessaire.
Ils débouchèrent dans une vaste salle à manger, ouverte sur le salon attenant, où un enquêteur des services du coroner photographiait la silhouette recroquevillée d’une victime blanche de sexe masculin.
— On peut toucher au corps ? demanda Deets.
— Sûr. J’ai fini.
— Vous me passez une de vos lingettes ?
L’enquêteur en tendit une à Deets puis s’écarta pour leur céder la place.
La chemise de la victime avait été découpée et retirée. Deets enfila une paire de gants en latex puis jeta un coup d’œil à Terrio. Le corps gisait dans une mare de sang au contour irrégulier, large de près de deux mètres.
— Attention au sang.
— Je vois très bien d’ici. Pas question de patauger dans cette merde.
Deets souleva un des bras de l’homme, essuya d’un coup de lingette une tache qui lui souillait l’épaule et maintint son bras levé pour que Terrio le voie.
— Qu’est-ce que tu en penses ? Ça ne te dit rien ?
Malgré la lividité qui marbrait la peau d’ecchymoses violettes et noires, Terrio reconnut le tatouage. Une sourde appréhension l’envahit.
— J’ai déjà vu ça.
— Ouais. C’est aussi ce que je me disais.
— Il en a un sur l’autre bras ?
— Le même.
Deets reposa le bras et s’éloigna du corps. Il ôta ses gants en latex.
— Je ne connais qu’un seul mec qui ait ce genre de tatouage. Il était flic chez nous, au LAPD.
Une grosse flèche rouge vif ornait le deltoïde de Frank Meyer. Elle était pointée vers l’avant.
Les idées de Terrio se bousculaient sous son crâne.
— C’est une bonne chose, Lou. Ça nous donne une direction. Il va juste falloir qu’on trouve comment s’y prendre avec lui.
Une voix de femme s’éleva derrière eux :
— Avec qui ?
Terrio se retourna et vit la femme, toujours flanquée des deux bureaucrates. Les yeux invisibles sous ses lunettes, la bouche tellement pincée qu’elle semblait dotée d’une mâchoire en acier.
Elle s’avança, sans se soucier apparemment de savoir si elle marchait ou non dans le sang.
— Je vous ai posé une question, sergent. Comment s’y prendre avec qui ?
Terrio décocha un coup d’œil à la flèche avant de répondre :
— Joe Pike.